Alors que le XXIe siècle sera celui de la révolution technologique de l’Intelligence artificielle et du Big Data, le système des études supérieures a du mal à se mettre à la page. Avec une conséquence malheureuse : les postes nécessaires ne sont pas pourvus.
C’est presque comme si deux mondes vivaient en parallèle. D’un côté, celui bouillonnant du digital, des start-up, où Data Scientist est élu « métier le plus sexy du XXIe siècle » par la référence Harvard Business Review. Une niche en train de tout révolutionner. De l’autre celui, encore largement majoritaire, où l’on est policier, architecte ou vétérinaire. Car cela peut surprendre, mais les jeunes ne rêvent pas de devenir le prochain Zuckerberg, le nouveau Steve Jobs. Non, dans la dernière étude du concours PISA, publiée en 2020, en tête des métiers les plus plébiscités parmi les étudiants, on retrouvait les éternels médecin, professeur et avocat. « Les professions classiques du XXe siècle, voire du XIXe siècle, (…) continuent de nourrir les rêves des jeunes comme elles le faisaient il y a encore 20 ans, avant l’arrivée des médias sociaux et l’accélération technologique, telle que l’intelligence artificielle, dans les entreprises », notait le rapport, mettant en parallèle la similitude des résultats de 2020 avec ceux de 2000.
Maîtriser TikTok ce n’est pas aimer l’informatique
Ce constat est d’ailleurs jugé « préoccupant » par le directeur de l’éducation et des compétences de l’OCDE, Andreas Schleicher : « L’enquête montre que trop d’adolescents ignorent ou ne sont pas conscients des nouveaux types de métiers qui se créent, notamment du fait de la transformation numérique de l’économie ». C’est là tout le paradoxe de ce début de décennie. La jeunesse n’a jamais autant été connectée, et pourtant elle peine à se passionner pour des métiers d’avenir en lien avec la technologie.
« Avoir des applications grand public dans les mains, c’est très bien. Mais travailler avec des outils numériques en entreprise, dans des environnements où l’on va parler de développement, de code, de manipulation de la data, d’intelligence des objets… C’est complètement différent, rappelait dernièrement Eneric Lopez, directeur IA Microsoft France, lors d’un webinaire. Il y a peut-être une sensibilité et une appétence, et encore, mais il y a besoin d’acquérir ces compétences numériques. » Bien sûr, les formations pour ces métiers de demain existent en partie. Mais tant que les étudiants ne seront pas au rendez-vous, difficile de remporter la bataille.
« De base les gens sont technophobes »
Le constat posé, il convient de comprendre que le tort est bien évidemment partagé autant par le grand public que par le monde du digital. Il serait très facile de tomber sur les parents et les CPE, chargés dans les collèges et les lycées d’aider l’orientation des adolescents, mais ce serait faire preuve de condescendance. Car oui, les torts sont partagés et il convient de faire son autocritique pour avancer. En effet, comment demander à un jeune de se projeter dans des métiers aux terminologies toujours plus absconses. Rien que sur les données, on parle de Data Miner, Architect Data, Data Scientist, Data Analyste… D’autant que suivant par qui ils sont utilisés, ces postes peuvent avoir des significations différentes. « Chacun donne un peu ses noms alors que finalement, cela revient au même, nous confiait il y a peu un entrepreneur spécialisé dans les données et le digital. Ou alors, au contraire, certains postes peuvent recouvrir différentes significations suivant là où l’on exerce. Ce sont des métiers techniques et de base les gens sont technophobes. Ils font comme s’ils avaient compris et résultat, on arrive sur des terminaisons fourre-tout où plus personnes ne comprend qui fait quoi. »
C’est encore plus le cas pour le « métier sexy » de Data Scientist. Il existe en réalité autant de Data Scientists qu’il existe de data sciences, et quelqu’un qui fera du prédictif ne fait pas du machine learning. « In fine parler de Data Scientist pour désigner un métier revient à parler de Financier ou de Marketeur : il s’agit plutôt d’une classification générique et d’un département dans l’entreprise », écrivaient, fin 2020, le conseiller en recrutement Pierre André Fortin et le Data Scientist Thierry Vallaud. À partir de là, difficile de jeter la pierre si des jeunes préfèrent des professions bien établis. On voit facilement ce que fait au quotidien un architecte, beaucoup moins un Architecte Data.
L’autre souci, c’est que le supérieur, tel qu’il est aujourd’hui, aurait du mal à répondre au défi quand bien même il aurait suffisamment de candidats. Le système éducatif français doit revoir ce qu’il considère comme les voies d’excellences. Pas sûr que le monde des prépas, de la rue d’Ulm et des doctorats soit encore adapté aux enjeux du XXIe siècle. En matière d’intelligence artificielle, la France est trop élitiste, formant des PHD dans des grandes écoles plutôt que des profils directement opérationnels pour ses sociétés de pointes. C’est notamment pour cela que KANTAR, numéro 1 mondial de la Data, s’est associé avec Human Expérience à l’automne 2019 pour lancer son Master d’Architecte des stratégies Insight et Data. Un diplôme ouvert dès Bac+3, reconnu par l’État, mais pensé pour le monde de l’entreprise. « On avait un manque, des difficultés à trouver les bons profils car pas assez de jeunes formés. On s’est dit qu’on pourrait apporter notre brique », nous expliquait Ketty de Falco, CEO de la division Insights de Kantar France, il y a quelques semaines. S’il ne veut pas voir lui échapper les formations de demain au profit des entreprises, l’enseignement supérieur va devoir se réformer rapidement. Il accuse déjà tant de retard.